Shimmering Horizons

A Laurie White

Marina Roy, Tourner (de la série Nuages sales), 2017, huile et acrylique sur bois.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Destruction Manifeste

Les récits spéculatifs sur l’avenir – communément appelés science-fiction – nous aident à imaginer les résultats de nos actions présentes ou, au contraire, à mettre en scène des histoires libérées des contraintes matérielles et politiques de notre époque. À une époque définie par les changements environnementaux anthropiques, de nombreux récits sur l’avenir portent sur notre crise écologique actuelle et ses conséquences logiques apparemment inévitables : l’effondrement des écosystèmes et la disparition définitive de l’espèce humaine. Après l’expansion agressive des idéologies coloniales et capitalistes à travers le monde au cours des derniers siècles, les cultures colonisatrices tentent maintenant de renouer avec le monde non humain, bien que dans le contexte des « liens négatifs » d’une menace d’extinction communei. [1]

En réponse, les thèmes de l’exploration spatiale et de la colonisation interplanétaire apparaissent dans l’imaginaire culturel contemporain avec une urgence renouvelée. Pourtant, ces récits contiennent un certain nombre d’hypothèses sous-jacentes inquiétantes. Par exemple, elles incarnent ce que la spécialiste féministe post-humaniste Donna Haraway décrit comme « le point de vue que tout est perdu d’avanceii » [2]. Autrement dit, si les effets en cascade des perturbations écologiques sont irréversibles et qu’il est impossible de redresser la situation (et que l’humanité est trop lente à réagir), mieux vaut commencer à chercher un nouveau lieu dans l’univers. Sous couvert d’optimisme, ces histoires de triomphe technologique de l’humanité pour accomplir un tel exploit masquent au mieux une attitude cynique : la normalisation subtile de l’hypothèse selon laquelle la Terre deviendra un jour inhabitable pour les humains. Au pire, elles rejettent la responsabilité de réparer les dommages du présent en se concentrant sur un avenir technologique idéalisé. Comme l’affirme Haraway, « la frontière est mince entre la reconnaissance de l’ampleur et de la gravité des problèmes et le fait de succomber à un futurisme abstrait [avec] ses effets de désespoir sublime et sa politique d’indifférence sublimeiii. »

Plus inquiétant encore, le discours « d’évasion de la Terre » s’appuie fréquemment sur le mythe problématique du destin manifeste pour valider ses affirmations. Comme le note Linda Billings, chercheuse en aéronautique, la rhétorique en faveur de l’espace, qui inclut sans doute certains types de science-fiction, « exalte les valeurs américaines éternelles de pionnier, de progrès, d’entreprise, de liberté et d’individualisme robuste, et fait avancer la cause de la démocratie capitalisteiv. » [3]

Dans Interstellaire, le film d’exploration spatiale à succès de Christopher Nolan, le protagoniste Cooper (Matthew McConaughey) plaide pour la colonisation inter planétaire en utilisant la logique du destin manifeste: «C’est comme si nous avion soublié qui nous sommes. Des explorateurs, des pionniers, pas des gardiens… Nous ne sommes pas censés sauver le monde. Nous sommes censés le laisser. ”

Interstellaire, 2014, Dir. Christopher Nolan, Paramount Picture

Chaque fois que les défenseurs de l’espace ou les histoires de science-fiction utilisent la métaphore de l’espace comme « frontière de l’infini » [4], ils conçoivent l’histoire comme « une ligne droite, un vecteur d’inévitabilité et de destin manifeste reliant directement la conquête de l’Ouest anglo-américaine à l’exploration et à la colonisation de l’espace. » [5] En examinant comment une menace commune d’extinction définit le cadre de l’urgence de l’exploration spatiale contemporaine, il est important de rappeler le rôle que les récits d’extinction ont joué, par le passé, dans l’idéologie du destin manifeste, pour justifier l’oppression et le génocide des peuples autochtones face à l’avancée des colonisateurs à travers le continent américain. L’idée d’une extinction inévitable engendre là encore une fascination à l’égard de la colonisation d’un nouveau monde tout en soutenant pernicieusement l’idéologie destructrice de l’expansion capitaliste.

Dans un effet de rétroaction qui pourrait sortir tout droit des pages d’un roman de science-fiction, le genre d’histoires que nous nous racontons sur l’avenir façonne nos idées et nos actions dans le présent, ce qui a finalement un impact sur l’avenir réel. Le diptyque de l’apocalypse terrestre et de l’exploration spatiale démontre que la façon dont nous imaginons l’avenir est importante : si notre conception de l’avenir reste fondée sur des idéologies fondamentalement racistes, patriarcales et capitalistes, nous ne faisons rien pour changer la trajectoire qui a conduit à la crise écologique actuelle. La science-fiction et le futurisme peuvent-ils servir à autre chose qu’à simplement confirmer nos pires craintes, ou à offrir des fantasmes d’évasion ? Les nouvelles histoires peuvent-elles réfléchir à la violence du passé, reconnaître l’urgence du présent et offrir des images convaincantes de l’avenir?

Autres avenirs

Les riches traditions de la science-fiction créative existent dans les domaines des futurismes autochtones (eux-mêmes inspirés par l’afrofuturisme) et du post-humanisme des féministes-colons. Ces domaines d’étude et de créativité critiquent simultanément la violence coloniale des médias grand public et font des propositions pour un avenir plus juste. Dans « The Mundane Afrofuturist Manifesto », l’artiste Martine Syms appelle à une littérature qui ne repose plus sur des « refuges fantastiques » comme les voyages dans l’espace interstellaire, les rencontres extraterrestres et les voyages dans le temps. « L’avenir le plus probable », dit-elle, « est celui où nous n’avons que nous-mêmes et notre planète. » En acceptant cette réalité à la fois « déprimante, mais aussi potentiellement stimulante », Syms nous encourage à nous réjouir du « sentiment électrisant que l’afrofuturisme ordinaire est le laboratoire ultime pour la construction du monde en dehors du patriarcat impérialiste, capitaliste et blanc. » [6] De même, l’écrivain.e Lou Cornum décrit l’importance de la science-fiction pour les créateurs autochtones : « Notre refus collectif du progrès colonial (à savoir notre destruction) signifie que nous devons tracer d’autres voies vers l’avenir qui nous mèneront, nous et d’autres peuples opprimés, vers les mondes que nous méritons. » [7]

De nombreuses possibilités s’offrent aux auteurs et penseurs de science-fiction désireux de relever les défis décrits dans le manifeste de Syms. Comme l’explique Cornum, « au lieu d’imaginer un avenir dans des villes lugubres d’acier et de verre, grouillant de masses blanches aliénées qui se traînent sous une lueur électronique à laquelle elles ne peuvent échapper, les futuristes autochtones imaginent des vaisseaux spatiaux en terre avec aux commandes des femmes à la peau noire et brune ayant une connaissance avancée de la terre, des plantes et du langage. » [8] Ces projets spéculatifs ont le potentiel de modifier de manière significative la trajectoire désastreuse tracée par la colonisation sur l’île de la Tortue en validant des manières d’être qui accordent la priorité aux relations, à la responsabilité et aux connaissances écologiques traditionnelles. Syms interroge : « Nos visions collectives du cosmos pourraient-elles forger de meilleures relations ici sur terre et dans le présent que les visions coloniales d’une frontière de l’infini? » [9]

Meagan Musseau, a language embedded in our hands (un langage incrusté dans nos mains) (de la série Intergalactic L’nu Baskets (Paniers L’nuIntergalactiques)) 2018, vinyle, ruban de signalisation, et morceau de tissu rouge. 33,5 x 16 x 16cm.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Tania Willard, Gut Instincts (Instincts), 2018, murale numérique.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Shimmering Horizons (Horizons scintillants

En tant que ligne de démarcation entre le prévisible et l’inconnu, on fait souvent appel à l’horizon pour représenter le futur et une trajectoire implicite dans sa direction. [10]Cependant, si nous reconsidérons cette métaphore spatiale sous l’angle d’un concept temporel, on découvre un futur qui encercle plutôt le présent, avec des possibilités qui rayonnent dans toutes les directions. Si nous refusons d’accepter la « ligne droite » du progrès, un mouvement vers l’avenir peut simultanément être un engagement avec le passé.

Selon Cornum, les conceptions autochtones du temps « rejettent l’idée que toute tradition est régressive en racontant des futurs intimement liés au passé. » Inversement, Cornum constate combien d’idées présentées comme étranges ou futuristes dans la science-fiction grand public viennent naturellement à l’esprit des cultures situées en dehors d’un paradigme occidental : « L’animisme et l’intervention de cyborgs, de systèmes d’IA et d’autres créatures non humaines. L’existence d’autres dimensions et la compréhension du temps non linéaire. … Ce n’est pas l’avenir, ce sont des connaissances historiques. » [11] Plutôt que d’accélérer les prédictions apocalyptiques jusqu’à leurs inévitables conclusions, cette approche honore les connaissances cumulées des générations passées qui s’inscrivent dans la plénitude de l’évolution.

Elizabeth Zvonar, Visionary Feminist, after Jill Soloway and bell hooks (Féministe visionnaire, d’après Jill Soloway et Bell Hooks), 2017, impression numérique d’un collage découpé à la main, 48,25 x 63,5cm.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Daniel Faria Gallery

L’écrivain et anthropologue Deborah Bird Rose définit cette plénitude de « scintillante ». Faire l’expérience du scintillement, c’est à la fois être témoin de la complexité écologique et reconnaître cette brillance comme une puissance ancestrale. L’explication que Rose donne du scintillement se base sur une esthétique aborigène que l’on retrouve dans de nombreuses régions d’Australie où les concepts de nature et de culture sont inséparables. « Les impulsions écologiques », écrit-elle, « viennent de la puissance ancestrale et la rendent possible ». [12] Le scintillement est à la fois une expérience joyeuse et sensuelle et la reconnaissance des relations profondément complexes qui soutiennent le monde vivant. Le scintillement traverse le paysage par impulsions, tandis que les cycles saisonniers provoquent des changements dans l’environnement et il est présent dans les relations symbiotiques entre les êtres vivants. Surtout, le scintillement implique des agents humains, et l’art est un moyen important de le rendre palpable, au même titre que la cérémonie, la danse et de nombreux autres aspects de la vie culturelle. L’art qui communique l’expérience du scintillement « vous autorise, ou vous amène à faire l’expérience de faire partie d’un monde vibrant et vivant. » [13]

Plan fixe: Asinnajaq, Trois mille (plan fixe), 2017, Vidéo avec son, 14min 4s, produite par l’Officenational du film du Canada.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de l’Office national du film duCanada.

Shimmering Horizons (Horizons scintillants) fait entrer le concept de scintillement dans un alignement utile avec l’idée d’horizon. De nombreux phénomènes peuvent faire scintiller le ciel et l’horizon, comme les mirages, la Voie lactée, et même le soleil couchant réfracté au travers de la pollution urbaine. Dans cette exposition, les horizons scintillent au sens propre comme au sens figuré. Le scintillement des étoiles et les aurores boréales rendent palpable la puissance de l’héritage ancestral et écologique : l’avenir enveloppé par le passé. Dans le cadre de la précarité écologique du moment présent, les artistes de Shimmering Horizons proposent des visions alternatives de l’avenir qui privilégient la continuité, l’adaptation et la résilience. Si le scintillement « peut nous aider à mieux remarquer et prendre soin de ceux qui sont en danger autour de nous », [14] et si le domaine de l’espace au-delà de l’horizon nous offre « la possibilité d’imaginer les relations politiques et culturelles et les futurs mouvements de décolonisation qu’elles pourraient nourrir», [15] alors l’horizon scintillant nous attire vers lui, nous appelant à continuer à construire des mondes pleins de brillance écologique.