cataclysm(s)

Quelle est la question du futurisme autochtone? Ou est-ce seulement un désir ardent, une projection désirable de croire simplement que nous, les peuples autochtones, survivrons et aurons une place dans ce futur incertain qui engloutira ce monde? 
— Whess Harman


L’artiste et conservateur.trice Whess Harman a été invité.e à répondre aux œuvres de Shimmering Horizons (Horizons scintillants). Leur réponse prend la forme d’un zine, une sorte d’œuvre auto-publiée à faible diffusion qui combine des textes et images originaux et appropriés. Les zines ont été développés au milieu du vingtième siècle par les amateurs de science-fiction pour créer et partager des idées et histoires. Dans ce zine, Harman considère ce que le sujet de l’avenir signifie pour eux en tant qu’artiste et membre de la Première Nation Carrier Wit’at.

Les Perzines sont un genre de zines ; le « per » signifiant « personnel ». Bien que la plupart des zines puissent être considérés comme personnels dans la mesure où ils représentent le travail et l’opinion d’une personne, ce terme décrit les zines qui relatent les expériences, les opinions et les observations personnelles d’une personne. Ce genre est devenu de plus en plus populaire au sein de la communauté zine et c’est sans doute le type de zine le plus fréquemment utilisé de nos jours. (Wikipedia)

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Le nom de ce zine est cataclysme(s) et a été réalisé par Whess Harman (Carrier Wit'at, non binaire) sur les territoires non cédés des peuples Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh. Whess y réside depuis dix ans en tant que visiteu.r.se non invité.e. Ce zine a été réalisé en décembre 2020 en réponse à l’exposition Shimmering Horizons (Horizons scintillants), organisée par Laurie White pour la Galerie du Canada.

L’exposition présente des œuvres d’Asinnajaq, Elizabeth Zvonar, Tania Willard, Marina Roy et Meagan Musseau. -----

C’est peut-être pour cela, même si je ne suis pas Stoney Nakoda, Pikani, Kainai, Siksika, Ktunaxa, Maskwacis ou Tsuut'ina, toutes ces Nations pour lesquelles la réintroduction du buffle dans le parc national de Banff en 2017 aurait été particulièrement importante, j’ai été bouleversé.e par les images de ces ancêtres bruyants, à la toison laineuse, dont les sabots touchaient la terre pour la première fois depuis plus de 140 ans. Même en regardant ces images maintenant, des années plus tard, les larmes me montent aux yeux et me font oublier ce que j’essaie de vous dire sur le futur des autochtones dans ce zine.

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Je ne peux qu’essayer d’expliquer ce sentiment de futur par un autre exemple pour lequel de nombreux lecteurs n’auront pas de cadre de référence : je ne suis pas de la nation des plaines et je ne peux pas imaginer l’apaisement, le soulagement et peut-être le besoin profond de cette envie irrésistible de réunir et d’accueillir et la joie qu'ils ont dû ressentir lorsqu'ils ont vu leurs ancêtres de retour sur leurs terres. Ce petit troupeau incarne non seulement un triomphe écologique et scientifique en matière de conservation, mais il tire d’un côté et d’un autre et prend feu au milieu et érupte en espoir. La comparaison que je peux proposer pour essayer d’expliquer ce que cela signifie pour le futur est d’expliquer l’émerveillement pur et simple de ce que je pourrais ressentir si j’étais témoin d’un véritable retour du saumon sur les territoires de ma nation.

Le fait est, qu'en l'état actuel des choses tous les deux ou trois ans, j’apprends qu’une fois de plus, notre peuple a décidé de ne pas participer à notre rassemblement traditionnel dans l’espoir d’augmenter les chances de survie du saumon, dans l’espoir que l’annulation de notre petit rassemblement de subsistance pourrait faire une différence face à la pêche commerciale canadienne et américaine qui décime nos ancêtres. (Oui, je ne suis pas loin d’exploser de rage lorsque quelqu’un savoure le goût du saumon rouge sauvage depuis sa table au fin fond d’une région enclavée).

Pour moi, mon cataclysme postapocalyptique est que notre territoire est entièrement dépourvu de nos saumons. C’est une pensée qui provoque chez moi une réaction physique qui commence au niveau de l’estomac puis qui me fait serrer les poings autour de chacun de mes poumons jusqu’à ce que ma gorge se serre, incapable n’inhaler le moindre filet d’air. Et cette menace est proche et je la ressens au plus profond de moi.

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Le présent est un précipice. Le futur est un lieu que nous (Carrier Wit'at) ne pouvons qu’imaginer en fonction de la façon dont nous (Carrier Wit'at) tenons et cultivons le présent. Le passé est le lieu où nos ancêtres (Carrier Wit'at) nous ont déjà enseigné (Carrier Wit'at) comment nous tenir (Carrier Wit'at) et comment tenir la terre (Tentah). Ces choses, et toutes leurs ramifications de possibilités, se produisent simultanément.

Et pour nos voisins, le présent est un précipice. Le futur est un lieu qu’ils (Wet’suwet’en) ne peuvent qu’imaginer en fonction de la façon dont ils (Wet'suwet'en) tiennent et cultivent le présent. Le passé est le lieu où leurs ancêtres (Wet'suwet'en) leur ont déjà enseigné (Wet'suwet'en) comment se tenir (Wet'suwet'en) et comment tenir la terre (Yintah). Ces choses, et toutes leurs ramifications de possibilités, se produisent simultanément.

Et pour nos voisins communs, le présent est un précipice. Le futur est un lieu qu’ils (Gitsxan) ne peuvent qu’imaginer en fonction de la façon dont ils (Gitsxan) tiennent et cultivent le présent. Le passé est le lieu où leurs ancêtres (Gitsxan) leur ont déjà enseigné (Gitsxan) comment se tenir (Gitsxan) et comment tenir la terre. Ces choses, et toutes leurs ramifications de possibilités, se produisent simultanément.

Et pour les voisins de nos voisins, le présent est un précipice. Le futur est un lieu qu’ils (Tahltan) ne peuvent qu’imaginer en fonction de la façon dont ils (Tahltan) tiennent et cultivent le présent. Le passé est le lieu où leurs ancêtres (Tahltan) leur ont déjà enseigné (Tahltan) comment se tenir (Tahltan) et comment tenir la terre. Ces choses, et toutes leurs ramifications de possibilités, se produisent simultanément.

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Puis les voisins des voisins des voisins, et ainsi de suite ; les futurs se ramifient en interconnectant les systèmes radiculaires formant une dense réverbération fracassante, une forte impulsion à travers le temps. Chaque peuple autochtone sur ses terres ou dont on a volé les terres détient son propre lien avec les mondes de demain. Plus nous parlons de futurisme autochtone et moins il a besoin d’être général et plus il a besoin d’être connecté. Nos géants sont tous différents, mais tant que le souvenir de ces êtres impossibles persistera, nous saurons que nous pouvons survivre dans ces mondes précaires et avoir des ancêtres dans le futur.



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Ce qui m’amène aux œuvres de cette exposition ; l’héritage des médias de science-fiction bien établis comme un espace entièrement blanc, dominé par les hommes et cisgenré, et les futurismes afro et autochtone et leurs intersections avec la critique féministe ont servi d’interrogations critiques sur cet espace d’exclusion. Mais comment? et comment les œuvres de cette exposition s’insèrent-elles dans cette conversation? En tant qu’artiste, j’ai souvent été placé.e dans la catégorie des futurismes autochtones par les conservateurs et les institutions, mais j’ai moi-même du mal à revendiquer cette catégorisation. Chaque fois j’ai dû me demander plus sérieusement ce qu’est ce putain de futurisme autochtone, car le terme est en chute libre dans le monde universitaire. Quelle est la question du futurisme autochtone? Ou est-ce seulement un désir ardent, une projection désirable de croire simplement que nous, les peuples autochtones, survivrons et aurons une place dans ce futur incertain qui engloutira ce monde?

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Dans l’essai vidéo de Tim Hickson et Ellie Gordon, Hard Worldbuilding vs Soft Worldbuilding | A Study of Studio Ghibli, ils discutent des différences entre les deux styles et définissent le hard worldbuilding (la construction des mondes solide) et le soft worldbuilding (la construction des mondes souple) comme suit :

Le hard worldbuilding consiste à immerger le lecteur ou le spectateur en lui offrant des cultures, langues, lieux géographiques détaillés ou logiques et même réalistes en surveillant la façon dont ils interagissent (par exemple, le livre de JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux)

Le soft worldbuilding nous immerge en utilisant consciemment les rôles flexibles inconnus et l’implication imaginative des lecteurs pour donner profondeur et altérité (par exemple, Hayao Miyazaki, Spirited Away)

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Leur essai ne prétend pas que l’un soit meilleur que l’autre, mais je pense le sentiment d’émerveillement euphorique qui se dégage de la description du monde souple de Miyazaki est également emblématique des possibilités de ce style de construction des mondes et constitue peut-être un point d’entrée dans les œuvres de cette exposition. Cette méthode de construction permet de se débarrasser avec soulagement d’explications plus définitives sur les raisons pour lesquelles le monde est tel qu’il est. Pour de nombreuses communautés BIPOC en particulier, le présent est l’étape de la construction des mondes solide ; nous savons pourquoi le monde est tel qu’il est et nous ne le savons que trop. Pour nos futurismes, l’aspect le plus important est la survie ; la façon dont nous y parviendrons semble moins importante que le fait de savoir que nous y parviendrons. La construction souple de futurs fictifs est un espace où les groupes opprimés peuvent se débarrasser des présents génocidaires, légiférés et corporatisés et faire l’expérience du plaisir de la vie après le Cataclysme (ou une série ponctuée de cataclysmes).

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Le hard et soft worldbuilding peuvent se fondre l’un dans l’autre ; tout comme les œuvres incluses dans Shimmering Horizons (Horizons Scintillants), se fondent et se mélangent les unes dans les autres. Depuis le passé reconfiguré qui se fond dans les futurs possibles, mais concrets de Trois Mille d’Asinnajaq, dans les visions cryptiques anthrocyborguées des collages d’Elizabeth Zvonar en tant que sujets d’une population non classée, en passant par les compilations fragmentées et remémorées de l’œuvre de Marina Roy faisant écho aux efforts des musées futurs pour classer un passé inaccessible, puis dans l’œuvre de Tania et Meagan l’insistance sur le fait que la mémoire des œuvres autochtones persistera quelles que soient les conditions changeantes de la collecte des matériaux. Ensemble, ces œuvres construisent un vaste paysage qui se concentre sur le désir essentiel d’avoir une identité, mais d’être suffisamment flexible pour s’adapter au futur qui nous attend.

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Lorsque j’essaie de vous transmettre l’intense sentiment que je ressens quand je regarde les images de la réintroduction du buffle ou lorsque j’essaie d’expliquer la terreur que je ressens face à la disparition des saumons des eaux traditionnelles de ma nation, je sais qu’il n’existe pas de mots dans le langage colonial pour le faire correctement. Les mots coloniaux ne traduisent pas bien les choses qui ont un caractère ancestral ; le sentiment ancestral est intuitif, déconcertant et s’étend vers l’extérieur dans un souffle qui atterrit lourdement sur quelque chose qui n’est ni l’espace ni le temps. Si je pouvais vous montrer ce que je voulais vraiment vous montrer, je n’aurais pas à parler directement de sentiment. La construction des mondes que je voudrais utiliser serait souple, visuelle, et dépourvue des qualités empiriques de la langue anglaise ; « Moins on a besoin de rationaliser les choix dans la construction des mondes souple et plus on peut établir nos propres priorités et être plus flexibles avec cette signification dont on veut imprégner notre monde » (Hickson + Gordon). Ce n’est peut-être pas encore suffisant, mais cela pourrait vous convaincre d’accepter de ne pas comprendre la mécanique de ce que je ressens à ce sujet.

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(donc, pas comme cette situation illustrée dans cet épisode de Star Trek Voyager, The Cloud de 1995 où le commandant Chakotay, interprété par Robert Beltran, montre au capitaine Janeway comment participer à une quête de vision moderne. Au sujet de laquelle j’ai ma propre opinion)

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La science-fiction est un monde où les Noirs et les autochtones ont dû justifier leur place tandis que la participation de nombreuses autres personnes de couleur relève d’une fétichisation flagrante. Les femmes, qu’elles soient de race blanche ou autre, ont longtemps été écartées par virulente dérision misogyne, ou sexualisées et obligées à s’exhiber dans des bikinis métalliques. L’emploi du terme futurismes, même si la terminologie est entrée dans le milieu universitaire, est un refus qui relève incontestablement de la culture pop, mais qui sert d’interrogation cruciale au fait que la science-fiction est servie par des sociétés de production médiatique monolithiques et est particulièrement flexible dans l’espace d’exposition où moins signifie souvent plus. Même le film d’Asinnajaq, qui s’inspire fortement du « concret » des images d’archives, invite à se poser plus de questions qu’il ne serait souvent possible de le faire dans le paysage actuel où les futurs sont remplis de superhéros surmenés, en raison d’une tendance instinctive à ancrer le futur dans le passé.

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Le futur est une atmosphère. Les œuvres de cette exposition vont au-delà d’un monde qui a encore du mal à donner la priorité à la survie des autochtones et aux histoires de travail et d’expérience féminisées et ce, sans trop ressentir qu’elles doivent légitimer leur présence.



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Idée de film :

Parfois, je rêve d’un moment, où je suis arrivé.e avec mes proches, où nous assistons au départ des colonisateurs et où leurs descendants abandonnent la terre, déclarent forfait et s’en vont vers les étoiles.

Après plusieurs générations de reconstruction de notre relation avec la terre, nos jeunes se demanderont « pourquoi ont-ils abandonné? Pourquoi sont-ils partis?

Peut-être la réponse qui aura été transmise est-elle simplement qu’ils ont abandonné et sont partis parce que c’était dans leur nature et qu’il est dans notre nature de rester. Nous oublierons que certains des nôtres sont également partis.

D’autres générations passent. Les coquilles vides des villes de la fin du capitalisme sont redevenues sauvages. Les paysages urbains, autrefois rivetés sur les surfaces de la terre, ont été fusionnés par le temps. Nous avons trouvé un moyen ; et puis, nos descendants qui étaient partis vers les étoiles commencent à retrouver le chemin de la maison.

« Tu es d’ici, je te reconnaîtrais au-delà des étoiles et même d’encore plus loin. »

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Rêver de l’avenir peut être se laisser aller au désir de marcher sur les traces de l’après. Les bâtiments vides et délabrés reconquis par la nature. Des routes fissurées et désaffectées qui n’ont plus besoin de départs, d’arrivées et de nouveaux départs. Ceux qui survivent seront touchés par leur souffrance, ceux qui sont nés dans l’après se verront accorder la naïveté des mondes d’avant le premier contact. Dans l’après, les mécontentements du présent sont derrière nous, tenus à distance et acceptables. Nous marchons parmi les ruines, contournant facilement les preuves des crimes qui ont amené le monde à une épreuve.

Nous romançons nos cataclysmes. Nous créons une archive pour l’avenir, des possibilités infinies, car nous refusons de donner à notre fin une définition unique. 10 000 futurs de survie possibles, plus. une ferme croyance que la survie l’emporte sur l’extinction.