Asinnajaq

(ci-dessus/ci-dessous) Asinnajaq, Trois mille (plan fixe), 2017, Vidéo avec son, 14 min  4 s, produite par l’Office national du film du Canada.

Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de l’Office national du film du Canada.

Trois mille (2017) regroupe des images historiques d’Inuits provenant des archives de l’Office national du film du Canada et des animations contemporaines offrant un aperçu de la vie des Inuits dans mille ans d’ici. Tirée de films d’actualités, de films de propagande, de documentaires ethnographiques et de travaux de cinéastes autochtones, la collection d’images a été soigneusement organisée par Asinnajaq pour montrer les tournants culturels en parallèle avec l’ingéniosité inuite. La musique atmosphérique permet aux spectateurs de se recentrer sur ces portraits furtifs de vies inuits, sans discours surimposé.

L’œuvre s’ouvre sur la voix de l’artiste qui parle en inuktitut et en anglais sur un fond fluide et informe : « Aussi inconcevable que cela puisse me paraître aujourd’hui, je vais mourir, et le monde continuera d’exister sans moi. » Cette introduction est une forme de provocation, et nous projette dans l’avenir tout en communiquant la difficulté de cette tâche. En s’appuyant sur les archives pour guider ses spéculations, Asinnajaq révèle un peuple qui a déjà connu de grands changements, tout en conservant sa culture et son mode de vie uniques.

L’idée d’un horizon scintillant est visible dans cette œuvre, à la fois sous la forme littérale du scintillement d’igloos futuristes sous des aurores boréales dansantes et aussi dans l’affirmation de la présence des Inuits, qui occupent toujours leurs terres dans mille ans d’ici. Trois mille trace pour les Inuits une voie différente de celle prescrite par les discours coloniaux de « développement » et d’assimilation. Dans le contexte de la science-fiction dominante, l’écrivain.e Lou Cornum observe comment les peuples autochtones ont souvent été négativement ancrés dans un endroit spatial et temporel spécifique : « Pour beaucoup, l’image de l’Indien dans l’espace est discordante, non seulement parce que les colons perçoivent l’indigénéité comme contraire à la modernité de la haute technologie, mais aussi parce que l’identité indienne est si directement liée à des territoires terrestres spécifiquesi. »[1] Dans l’œuvre d’Asinnajaq, si l’emplacement spatial de la communauté inuite de demain reste le même, l’emplacement temporel est différent. Projeter sa communauté mille ans dans l’avenir est une déclaration de résilience et d’endurance, et fournit un modèle pour un avenir radieux dans lequel la technologie est adaptée pour soutenir la culture inuite plutôt que pour l’effacer.

Interview
Je m’appelle Asinnajaq, je suis d’Inukjuak, au Nunavik. Mes parents sont Carol Rowan et Jobie Weetaluktuk. Je suis artiste et je crée mes propres œuvres ; je suis aussi conservatrice et écrivaine. Je suis vraiment inspirée et intéressée par mon héritage inuit et j’aime créer des œuvres pertinentes pour mes pairs inuits, en réfléchissant à la façon dont nous pouvons avancer de manière positive. Et avoir toujours des dialogues et des conversations et nous tenir informés au sujet notre histoire, qui a trait à la fois à notre identité et au colonialisme. Je suis vraiment inspirée par ce dont nous sommes capables et je pense que l’un de mes principaux objectifs c’est de rappeler à tous les Inuits que nous sommes très puissants et que nous pouvons tout faire.

Avec Trois Mille, je voulais faire un film qui utilise des documents d’archives et qui traite de l’histoire, comme un moyen pour moi de consulter ces archives et d’en tirer des enseignements. En écoutant les archives, on s’aperçoit que le sujet n’est jamais le colonisateur, mais toujours les Inuits. Et même lorsque l’on voit des marins, ou la GRC, ou qui que ce soit, même des enseignants, ce sont des personnages périphériques. Il est donc clair qu’ils ne sont pas l’objet des archives. Et sans doute en grande partie à cause de ceux que ces images représentent, et ça aussi on le ressent totalement – complètement, à 100 % – lorsque l’on regarde ces images d’archives, du moins c’est mon cas, on ressent pourquoi cette image a été faite et qui l’a faite ; on ressent toutes ces choses à cause du regard, de l’intention derrière cette image. Je pense que c’est quelque chose que l’on ressent très très fort.

J’ai vu un trou béant et j’ai voulu le remplir avec des informations. Parfois, lorsque nous lisons des manuels ou des livres, ou quand nous entendons des informations, nous les comprenons, mais elles sont vagues et elles ne paraissent pas vraiment réelles. Je voulais vraiment faire quelque chose qui soit plus concret : quelque chose de visuel et qui puisse vraiment donner une idée – une idée et un sentiment fort – de ce qui s’est passé. Par exemple, lorsque la vie des Inuits a changé, surtout au cours des cent dernières années, quand l’habitat des gens a changé et même le lieu géographique où ils vivaient, à cause de forces comme la GRC et le gouvernement canadien. De ma grand-mère à mon père, à moi-même, c’est comme des mondes complètement différents. Et ma grand-mère, mon Ananaksak, elle est aussi dans le film, c’est la femme âgée qui fabrique un panier. C’est mon Ananaksaq, la mère de mon père. Nous avons utilisé sa scène et sa présence dans le film comme une transition pour entrer dans le ciel et les aurores boréales. Donc, quand nous avons fait le film, mon Ananaksaq venait de mourir quelques années plus tôt, peut-être deux ou trois ans avant que nous utilisions cette scène, et je me suis dit que si cet esprit sortait de sa bouche quand elle expirait, c’est un peu comme si je l’envoyais dans les aurores boréales, et c’est là où l’on va quand on meurt. Et c’était vraiment, vraiment émouvant de pouvoir faire cela.

Au début de Trois Mille, c’est d’abord le lichen, puis il se transforme en eau, et de l’eau viennent les souvenirs. Et le lichen n’est qu’un symbole du début de la vie. Et puis l’eau est le symbole de ce qui nous fait vivre, et c’est aussi l’endroit où nous pouvons conserver nos souvenirs et notre histoire. C’est pourquoi ce genre de substance aqueuse apparaît également aux principaux points de transition, par exemple lorsque les archives passent à la couleur, puis celui où les archives se terminent et où l’on passe à l’animation.

Lorsque vous pensez à l’avenir, vous voyez généralement des futurs dystopiques. Presque dans 100 % des cas! Mais je me pose la question. Qu’est-ce que je voudrais? Dans mes rêves les plus fous, à quoi l’avenir pourrait-il ressembler? Et j’ai parlé à mes cousins et à ma famille et je leur ai juste demandé : « À ce moment précis, si vous pouviez vivre comme vous le souhaitez, comment choisiriez-vous de vivre? Presque tous mes cousins m’ont dit que ce qu’ils veulent, c’est vivre à Inukjuak, ma ville natale. Et ce qu’ils veulent, c’est pouvoir vivre dans des camps comme nous avions l’habitude de vivre (en fait, notre génération n’a jamais vécu comme ça, mais nous savons que nos ancêtres vivaient de cette façon). Et presque tout le monde dans ma famille aime camper, pêcher et passer beaucoup de temps dehors en été. Je me suis dit, c’est incroyable et je pense que c’est quelque chose que nous pouvons vraiment décider de faire : changer la façon dont notre système fonctionne en fonction de l’endroit où nous vivons, le nombre de déplacements que nous effectuons, etc. Et donc, à l’avenir, c’est la chose la plus importante que j’essaie de mettre en œuvre ou dont je rêve. Et l’autre chose à laquelle j’ai pensé, c’est : « Dans quel type d’habitat pourrions-nous vivre? » D’après ce que je comprends, nous aimons toujours utiliser la technologie de manière intelligente pour améliorer notre vie, alors j’ai essayé d’imaginer. Comment pourrions-nous utiliser l’énergie verte avec les outils électroniques que nous voulons? J’ai d’ailleurs conçu toute une maison avec de la nourriture qui pousse au milieu – oui, j’ai même les plans! Et c’est la maison que [Patrick] Defasten a créée pour la dernière scène du film où l’on voit des gens à l’intérieur. C’est mon imagination : le lieu où je voudrais vivre. Et elle utilise l’eau de pluie et toutes sortes de choses!

Même si certaines de mes propres actions ou décisions n’auront pas d’impact sur ma vie, elles en auront sur d’autres, et tous mes ancêtres avant moi ont dû penser de la même façon pour me donner la meilleure vie possible. Donc, je pense qu’il est toujours important de dire... ok, j’ai tendance à être nihiliste, donc il est très important pour moi de ne pas oublier que la vie, ma vie, compte et que mes petits gestes comptent, même si je n’en ai pas toujours conscience! Et même si les choses semblent parfois désespérées ou futiles, il y a un héritage qui change vraiment la façon dont le monde fonctionne. Donc, c’est un peu comme un ancrage et cela me fait réfléchir sur l’importance de ma vie, mais aussi au fait qu’elle n’importe pas tant que cela parce que je suis juste connectée à tous ces gens. C’est un peu ce que représentent les premières images du film et aussi l’animation de la fin. Dans l’animation, lorsque nous nous éloignons du monde et que le monde devient une étoile scintillante dans le cosmos, le message est le même : « Regardez toute cette histoire. Regardez toutes ces vies qui se sont déroulées sur cette petite poussière tout là-bas! »